"Textes" - 1996
Quand j'étais petit je n'étais pas grand et il y avait la guerre partout. Les circonstances de la vie firent de moi un enfant solitaire dans une campagne désertique et par la suite un individu halluciné dans un monde de martiens.
Peu importent les péripéties, il en résulte que l'imagination reste pour moi la fonction cérébrale la plus séduisante. Il se trouve par ailleurs que je suis depuis toujours poussé à traduire en langage artistique les émotions qui me bouleversent. Et c'est pour cela que j'ai sans cesse tenté de dessiner, peindre, écrire, jouer de la musique, transformer des maisons, créer des jardins, tourner des films, mettre en scène des spectacles, bref organiser le monde en fonction de ma sensibilité esthétique. Et j'ai vite compris que je ne pouvais rien faire de bon si je n'étais poussé par une passion, d'amour, d'amitié, de révolte ou d'ailleurs.
Finalement il en est sorti une vingtaine d'Albums d'à peu près 40 minutes chacun soit approximativement deux centaines de pièces sonores comportant des mélodies et des arrangements, des jeux de basse et des feelings de batterie, des sons de groupes et des solos de guitare et de bugle et de contrebasse, et des mots qui devaient dire quelque chose et sonner comme des notes de musique. Et bien sûr aussi une voix de chanteur qui devait bien se fondre avec le reste, comme un instrument qui parle. Et le ton général était celui du lyricodérisoire car les choses sérieuses deviennent vite pompeuses. Et les choses futiles on s'en lasse à la longue. Il n'y a que la passion qui fait vivre.
Quant aux mots, je n'ai pas envie d'écrire sur ceci ou cela. J'ai la nécessité de le faire lorsque j'explose de rage ou d'amour, de révolte ou de rire, suite aux évènements qui se déroulent dans le vaste monde et dans mon univers personnel. J'ai envie que les mots racontent une histoire, qu'ils fassent passer une émotion, qu'ils vibrent et aussi qu'ils soient comme les syncopes d'un solo de jazz qui swingue à mort. Ils ne peuvent être que l'expression d'un désir de justice, d'amour, d'harmonie, de beauté. Ils ne peuvent être que sincères. L'idéal serait que les mots, les notes et les couleurs stimulent et déclenchent l'évolution vers le bien. Il semble que dans notre société la puissance des marchands pousse à l'infarcissement vers le mieux (qui comme chacun le sait est l'ennemi du bien) et vers le plus (qui fait de nous des obèses). Plus blancs, plus forts, plus loin, plus bêtes, les produits s'amoncellent, on étouffe sous une avalanche de sons et d'images fabriqués industriellement et promotionnés colossalement.
Moi je ne veux pas être un produit, je veux faire mon truc artisanalement, comme je le sens, et passionnément. Mon truc c'est un mélange de musique et de paroles. Dans ce livre je ne peux mettre que quelques unes des paroles mais on les comprend mieux que dans les disques car il n'y a pas les grosses guitares qui font du bruit. Mais moi j'aime bien le bruit qu'elle font. Dailleurs j'aime bien aussi Mozart et Rachmaninoff et le blues et certaines chansons de Pills et Tabet et de Mireille et jean Nohain. Et puis aussi le blues, Jobim et Gilberto et le tango argentin sans oublier Jacques Higelin et Dr. John. Et par dessous tout les Doors et Santana. Et le blues bien sûr qui m'a présenté son cousin Monsieur Rock avec qui j'ai passé quelques bons moments depuis 1972 époque à laquelle j'ai rencontré Micky et sa guitare magique.
Dans mes disques j'aime mélanger ces différentes sources d'inspiration et comme je ne suis qu'un musicien analphabetik, il en rrésulte que mon CEUVRRE ne peut se classerr dans aucunne des cattégories norrmââlles que reconnait le Show bizeness qui n'aime pas du tout ce que je fais. Ca tombe bien parceque moi non plus je n'aime pas ce qu'il fait. De toute façon ce que je fais je ne le fais pas pour plaire a quelqu'un mais pour la joie de le faire. Et si quelqu'un comprend, c'est une joie bien plus grande encore, mais le succès ne peut être le moteur de mes entreprises surtout pas celui que l'on obtient par un matraquage forcené du à la fraternisation avec d'habiles hommes d'affaires, habiles surtout à tirer profit de la malléabilité des gogos. Je ne suis pas de ceux qui sortent leur révolver lorsqu'ils entendent le mot Culture. La Culture c'est tout ce qui embellit, enrichit, donne de la saveur, de la dignité, de la compréhension et finalement des résultats en ce qui concerne le difficile problème de l'horrible réalité de la vie : Nous devons mourir! Ainsi se disait en soi-même l'homme de Tautavel à qui il avait fallu 50.000 ans de résidence dans la même grotte pour découvrir que la viande cuite sur le feu était meilleure que mangée crue à même la bête. Pendant qu'autour de lui résonnaient les rires gras de ses congénères qui plaçaient les bonnes vieilles habitudes au-dessus de toute chose et refusaient les aliments cuits sous prétexte qu'ils étaient trop intellectuels. Il semble que l'avenir du Passé ait donné raison à cet ancêtre gastronome.
Quant à savoir si moi j'ai tort ou raison, je vous le dirai dans deux ou trois cents ans. En attendant ce moment, vive l'Amour et à bas la musique molle.
Nino Ferrer
"Rueil" - 1974
Parfois je suis le descendant d'une aristocratique famille du nord de l'Italie, je claque les portes des hôtels et je me montre méprisant, dans les restaurants où l'on ne s'empresse pas. Je vis d'une façon nonchalante et souvent libertine dans une très grande maison vétuste et baroque à l'ouest de Paris. C'est une maison blanche, on dirait la Louisiane. Il y a du linge étendu sur la terrasse et le plus grand désordre partout. Les choses traînent. Les plus vieilles et les plus inattendues. Dans le gros cachepot chinois près de la porte il y a des immondices. Personne ne sait pourquoi. Ni Kinou ni moi, ni Lourdes, ni personne. De temps en temps, on retrouve des brosses ou d'autres objets que les chiens ont volés et mâchés. Généralement ça ne me gêne pas, je suis même plutôt satisfait, je trouve ça rigolo. Et joli, comme les toiles d'araignée au plafond du salon, mais parfois ça m'angoisse et je panique devant l'entassement d'objets, de matières, de tissus, de tapis, de vêtements, de tableaux, de meubles et de saloperies qui m'étouffent et que je dois en plus défendre contre les attaques des chiens qui veulent les ronger et les compisser, et contre les voleurs et les capricornes et contre le fisc et contre le feu et contre le temps.
Alors, je reste des journées entières étendu sous les molles retombées des rideaux blancs du lit à baldaquin qui me vient de mon grand-oncle le Général, en son temps Conservateur de Castel sant' Angelo. Je regarde par la fenêtre les feuilles et les branches du châtaignier, ou bien ses branches seulement, ou alors ses branches avec de la neige, ou peut-être rien, quand il fait nuit.
Parfois je suis superstar et l'on m'aborde et l'on me reconnaît et l'on m'autographise et je me réfugie dans mon Thelemachochâteau, et j'écoute de la musique devant le feu qui se reflète sur les dalles de marbre vert. La nuit tombe, on allume les bougies (le plus souvent noires) des appliques vénitiennes, dont les miroirs oxydés se sont refermés.
Les chiens sont allongés sur un tapis Beloutch au rouge éclatant contre la soie des murs dorés. Je bois des vins délicats dans des verres de Murano gravés à mon chiffre, en attendant mes invités qui sont jeunes et beaux, et souvent dépravés. Certains ont quelque chose à l'intérieur qui les pousse à écrire ou à peindre et qui se voit sur leur visage, au sourire et au regard.
Les jeunes filles sont belles. Elles apparaissent souvent nues sur les pages des magazines ou sous les projecteurs des music-halls. Elles courent dans le jardin et couvrent les chiens de caresses. Le chat Pompon va de l'une à l'autre en bavant de félicité.
Kinou entre comme une rafale de vent en martelant le sol de ses talons écarlates. Ses vêtements sont blancs, ou rouges, et ses cheveux ont la couleur du noyer patiné, et l'on sent que son corps est frais et dur et mat et parfumé de santal.
Et moi je la regarde, et la vie me file entre les doigts, comme de l'eau.
Et parfois je suis un être humain et je me cache de mon angoisse comme l'autruche de la Fable, dans le sable du désert de Saint Cucufa et dans l'herbe de ma pelouse dallée, où courent d'étranges petites bêtes que l'on peut observer avec un compte-fils promené au ras de la surface. Ces bêtes ressemblent à des lapins, bien que ce soient des insectes, et elles déambulent tristement sur les troncs de l'herbe, montant et descendant et se croisant avec solennité. Parfois une araignée surgit du fond rocheux et se heurte à une file de bêtes. Mais il ne se passe rien et chacun poursuit tranquillement son chemin.
La Rolls noire et la Bentley se couvrent peu à peu de feuilles mortes, de poussière et de caca d'oiseau. Quant à la Maserati, elle est inutilisable car une très grosse araignée s'y est installée et se tapit sous les sièges ou dans la boîte à gants. Elle bâtit ses toiles derrière le tableau de bord parmi les cadrans et les fils, les manettes et les tubulures, les thermostats et les trappes de chauffage. Elle dispose, grâce à ces trappes, d'un complexe réseau de galeries souterraines qui peuvent la conduire rapidement en n'importe quel point de la voiture: habitacle, soute à bagages, ou salle des machines.
Mais depuis que l'on a découvert sa présence, on n'est plus entrés dans le véhicule. Et l'araignée s'interroge sur la raison de la disparition totale et définitive de la chaleur et du vent, de la musique et de la nourriture, des vibrations et du mouvement, du ronflement et de la lueur verte qui illuminait parfois ses toiles et en irisait les théorèmes.
Nino Ferrer